Les charmantes rues de Brooklyn, bordées par les brownstones (maisons de ville en grès rouge) sagement alignées, sont les témoins d’un étrange phénomène. On y trouve, çà et là, des paires de chaussures comme tombées du ciel. Arrangées méticuleusement contre une grille, perchées sur une armoire électrique ou encore posées au pied d’un arbre. Il y en a pour tous les goûts – escarpins, baskets pour enfants, richelieus, bottes – toutes les marques – Crocs, Toms, UggVans – et tous les états – des scrupuleusement cirées aux plus miteuses. Leurs propriétaires, n’en ayant plus besoin ou plus envie, les ont déposées devant chez eux afin qu’elles soient adoptées par des passants. Cela donne lieu à des scènes poétiques, surnaturelles et figées dans le temps. Comme par cette matinée d’automne : des babies de style rétro trônent en plein milieu de la rue et me voilà transportée instantanément dans le Brooklyn des années 20, la couleur passée des murs en grès finissant de planter le décor.

Laisser traîner des chaussures dehors, c’est décidément une habitude bien new-yorkaise ! Elles peuplent depuis des années les lignes téléphoniques à travers les 5 boroughs. Le shoe tossing (littéralement « lancé de chaussures ») est-il un code laissé par les dealers pour délimiter leur territoire ? Ou encore un jeu ? Un moyen d’expression ? Même la très sérieuse BBC s’est penchée sur la question, sans réussir à lever le voile sur ce mystère. Et de notre côté, qu’en est-il de ces tatanes si cocasses qui se baladent en toute liberté sur les trottoirs ?

Shoes_Tryptique

En me penchant sur cette situation, j’ai réalisé que les New Yorkais ont un rapport assez particulier avec les chaussures et les vêtements. New York a beau avoir sa propre Fashion Week, on ne peut pas franchement dire que ce soit la ville de la Fashion… Des personnes lookées au style travaillé, il y en a bien sûr. Plus particulièrement du côté de SoHo, West Village ou Williamsburg. Mais le plus souvent, le confort prime sur l’esthétisme. Il n’est ainsi pas rare de croiser dans la rue le combo legging/sneakers. Rien d’anormal si on fait son footing… Or, dans 9 cas sur 10, il s’agit d’une tenue de ville à part entière ! On comprendra donc pourquoi la Grosse Pomme est davantage connue pour ses magasins de baskets vintage et limited edition que pour ses petits artisans chausseurs.

Les New Yorkais pensent avant tout au côté pratique et efficace. Une paire de bottines même usées jusqu’à la corde peut toujours servir à quelqu’un. Hop, le perron sert de marché à ciel ouvert. As easy as ABC ! Pour l’acquéreur, il passe à ce moment-là, il les voit, elles lui plaisent ou il en a besoin. Qu’à cela ne tienne, il lui suffit de les cueillir sur le bitume ! Pour la personne qui souhaite donner gratuitement, c’est un gain de temps : pas besoin de se rendre dans une friperie et autres lieux de collecte, qui ne manquent pourtant pas à New York (The Salvation Army, GrowNYC, Housing Works, Reuse America etc.).

Shoes_illustr

De Brooklyn à Berkeley – il est courant de mettre devant sa porte d’entrée les objets du quotidien dépassés, inutiles ou en mauvais état. Livres, 33 tours, jouets, meubles – tout y passe et ce, gratuitement ! Les rues se transforment alors régulièrement en vide-grenier sauvage. Et pour les habitants des condos (immeuble en co-proporiété), dont je fais partie, la même mentalité prévaut – à cela près qu’il s’agit d’une brocante de type 2.0. Les affaires gracieusement données trouvent preneurs sur l’intranet de l’immeuble : plantes, meubles, paquets de couches et même gousses d’ail. Le but reste le même : débarrasser sa maison tout en donnant une seconde vie aux objets.

Au final, aucune intrigue ou légende urbaine derrière cette marée de souliers. Il s’agit d’un geste tout simple qui fait du bien à la planète : donner plutôt que jeter !  Dans une société obsédée par la surconsommation ou la fast-fashion, prenons le contre-pied, ralentissons le rythme et prenons le temps de vivre ! Moi, je continuerai de trouver des paires par-ci, par-là, au gré de mes balades : « Chaussures, pointure 38 cherchent désespérément pieds intéressés ! ».